Faire corps - Accorliance
     

Faire corps

« Faire corps » sonne comme une promesse de réconciliation. Mais comment se lancer dans une telle quête à partir de nos corps individuels et solitaires ? Quand ils sont à la fois ce qui nous définit et nous rend étrangers à nous-mêmes. 

Peut-être que pour « faire corps », il faut commencer par se jouer de lui.

Entrer dans un jeu avec, par, à travers le corps pour aller vers une réconciliation implique sans doute une dés-identification, un ‘décollement’ d’avec notre corps-matière. Certes, nous sommes notre corps, mais nous ne sommes pas seulement notre corps, entendu dans sa matérialité.

Dans le team-building que nous proposons, nous commençons par « essayer notre corps », comme si nous le découvrions pour la première fois. Et cette expérience ouvre un espace entre les sensations liées au corps et aux mouvements, et leur accueil dans la conscience. En expérimentant ce qui se vit habituellement comme une évidence – être là ‘dans’ notre corps- nous nous plaçons dans une posture d’ouverture et de questionnement, autorisant la découverte, l’étonnement voire l’émerveillement. « Que sais-tu faire ? Qu’as-tu envie explorer ? » sont des invitations à laisser ressurgir des mémoires oubliées par nos vies contemporaines imposant souvent un usage codifié du corps, quand il n’est pas simplement réduit à son image.

Alors un dialogue commence avec soi-même, dans la suspension de tout jugement de valeur quant aux réponses du corps. « Je sais marcher, courir, sauter, tourner, frotter, rouler, tapoter, glisser, tordre… et bien d’autres choses encore » pourrait ainsi répondre le corps. « Essayons » est alors l’autorisation que l’on se donne, guidé par des consignes encourageant l’inattendu, l’inédit. La palette des actions, postures, regards, silences que le corps nous donne à vivre s’étoffe et ce dialogue est un premier pas vers la réconciliation des différentes parties et possibilités de notre corps. Au-delà de l’instrument de production ou du carcan contraignant, le corps devient un espace de jeu, qui, pour dialoguer, nécessite d’être écouté, respecté, questionné, découvert, accompagné, challengé.

Nous voilà ainsi là, en relation avec notre corps qui explore, invente, joue mais aussi résiste, exprime des peurs. Dans l’humilité et la bienveillance, nous avançons sur le chemin dont chaque pas scellera le « faire corps » avec soi-même en intégrant dans une conscience globale nos dimensions corporelles (mouvement, respiration, tonicité…) et leurs potentialités. « Faire corps » avec ce qui nous est à la fois le plus familier et le plus étranger, ce par quoi notre être au monde s’incarne.

Et dans ce dialogue entre nos actions, nos perceptions, nos sensations, nos intentions, nos interrogations, nos observations, nous entrons en résonance avec les corps des autres, leurs doutes et questionnements. Notre présence à nous-mêmes se révèle ainsi à travers les relations à l’autre. Le jeu convoque en effet le regard, le mouvement, la distance, le contact pour suivre, initier, faire avec, ensemble, en décalé, en dialogue, en complémentarité… Le corps de l’autre se manifeste comme autant de ressources pour inspirer, copier, moduler, créer de nouvelles formes, de nouveaux rythmes, inventer de nouveaux espaces. A travers les règles du jeu, les explorations se déploient selon une logique régissant les mouvements et les interactions du collectif. Les gestes, postures, élans de chacun se tissent en une cohérence d’ensemble perceptible par tous, dépassant les individus tout en nourrissant leurs actions. Et chaque comportement prend sens dans la dynamique globale de mouvements. 

Le groupe fait alors corps par la contribution improvisée et complémentaire de chacun dans un cadre réglé où l’expression individuelle se déploie pour s’inscrire dans une partition collective qui s’écrit dans l’instant. En préservant toujours le jeu, c’est à dire la liberté de chacun, et l’émerveillement, graine créative. Telle une réconciliation de nos différences par et à travers les corps.

Faire corps. Opium philosophique (Ed. Vrin) n°9 – 18 novembre 2021